Buanderie des hippies

  Parmi les impératifs du voyage, malheureusement il y a le lavage. Soit on est discipliné et on en fait un peu chaque jour à la main (ce que nous avons une seule fois), soit on est paresseux comme nous et on cumule les vêtements sales jusqu’au moment où on n’a plus à se mettre sur le dos.  Là, on se dit qu’il faudrait bien trouver une buanderie dans le coin, mais comme on est au fond des bois, il faut chercher le village le plus près.  Dans notre cas, cette fois, ce fut à 35 km au nord du parc de Jasper et ça nous a permis de faire connaissance avec une faune très divertissante.

  Donc, mardi matin, nous arrivons à Hinton avec nos trois poches de linges sales.  La filleule adorée et l’homme me quittent pour aller dans un café à quelques pas de la buanderie comme il y a internet sur place.  Une dame Mohawk dans la soixantaine m’accueille au laundromat et m’explique que je n’ai qu’à faire mes brassées en utilisant les appareils libres.  En fait, il serait plus juste de dire ceux qui sont libres et qui fonctionnent, car une laveuse et une sécheuse sur deux sont hors d’usage, mais elle ne semble pas s’en pas s’en formaliser.

  L’endroit est bondé, mais je ne remarque pas tout de suite l’unicité des autres clients.  C’est au moment où nos vêtements tournent dans l’eau savonneuse que mon regard croise celui de la vielle dame qui gère la place.  Elle me regarde en souriant et me dit: «  You’re not a tree planter, right ? »  Je confirme que je n’en suis pas une et je lui demande pourquoi cette question.  Elle sourit et me fait signe, en levant le menton, de regarder deux jeunes hommes qui remplissent leur laveuse.  Ça y est, je suis téléportée en 1969 !  Deux hippies, cheveux sales, vêtements troués et trop grands, jasent et déposent au fond de la cuve un bas sale à la fois, en bougeant et en parlant très lentement.  L’amérindienne m’explique en levant la voix et en faisant un clin d’œil aux deux hommes qu’elle déteste les planteurs d’arbres, car ils salissent ses laveuses avec la terre et les aiguilles de conifères.  Elle ajoute qu’ils reviennent en ville à tous les quatre jours, mais qu’ils devraient le faire plus souvent si elle se fie à leur odeur. Les deux hommes sourient.  Je fais de même en étant toutefois un peu mal à l’aise.

  Au même moment, trois jeunes femmes qui semblent revenir des tam-tams du Mont-Royal font leur entrée.  Elles s’écrient en cœur: « Hi grand-ma ! »  La dame sourit leur chaleureusement, puis elle me glisse entre les dents que les filles ne sont pas mieux que les garçons en roulant les yeux vers le ciel.  Effectivement, leur odeur de transpiration semble bien imprégnée dans les punchos qui recouvrent leurs robes de gitanes.  Elles portes toutes les trois des bas de laine dans de vielles sandales de cuir et visiblement elles militent contre le capitalisme des compagnies de rasoirs.  Elles ont ce que certains appèleraient des « dreds », mais ici je qualifierais plutôt le tout de cheveux sales en mottes.  Vous comprendrez que je suis bien heureuse que la dame ait été convaincue que je n’étais pas une planteuse d’arbres !

  Celle qui se fait affectueusement appeler grand-mère dirige ensuite mon attention vers un homme à l’aube de la trentaine.  Contrairement aux planteurs d’arbres, il est tout propret; polo noir, pantalon beige bien pressé, cheveux courts peignés sur le côté et petites lunettes.  Étrangement, ses vêtements sales sont bien pliés dans son sac et il les sort de manière méthodique par couleur.  Je ne sais pas pour vous, mais moi je ne me donne pas la peine de plier mon linge sale avant de le laver.  Il me donne l’impression d’être un Tanguy qui a enfin quitté le nid familial pour venir travailler dans l’Ouest.  Son look nerd et vieux garçon détonne avec celui des hippies.  La dame me dit qu’il est un « tree huger », ce qui correspond pour elle a un ingénieur environnementaliste qui indique aux « tree planter » quoi faire sur le terrain. Elle le taquine en lui disant que ce n’est pas dans le bois qu’il va se trouver une femme.  Il a tellement rougit devant la remarque, que je me demande s’il s’en est remis à ce jour.

  Une mère au look et à l’odeur tout aussi hippies que les autres fait son entrée avec une enfant d’environ 4 ans.  Les cheveux sales et entremêlés de la fillette recouvrent à moitié son visage.  Elle est toutefois très souriante et semble bien connaître la grand-mère du laundromat,  car elle se dirige spontanément vers elle pour lui faire un câlin.  Puis, elle court vers les distributrices à bonbons et demande à sa mère une pièce de monnaie pour en avoir.  La mère lui répond qu’elle doit garder ses sous pour le lavage.  Je ne sais pas si c’est en signe de protestation, de provocation ou de résignation, mais l’enfant se met à lécher les distributrices.  Elle regarde sa mère entre chacun de ses grands coups de langue, mais celle-ci ne semble pas très impressionnée de la manœuvre.  Un vieil homme costaud, au look motard et barbu jusqu’à mi-poitrine décide de changer les idées de la petite en lui demandant si elle connaît ses couleurs.  Jusque là ça pourrait sembler une bonne idée, mais cet un peu étrange quand il sort de son sac ses caleçons sales et qu’il lui demande de quelle couleur ils sont.  La petite nettoyeuse de distributrices de bonbons ne semble pas s’en formaliser puisqu’elle joue au jeu avec entrain entre ses coups de langue vigoureux.

Enfin, alors que je commence à plier notre linge, deux autres hippies font leur entrée dans la buanderie.   Ils débattent avec ferveur.  Je finis par comprendre qu’ils s’obstinent à savoir si le temps est circulaire ou parallèle.  Euh… Par chez nous, c’est linéaire. Non ? Mais bon, je ne suis pas entrée dans le débat et j’ai continué de regarder les caleçons colorés du vieux motard, c’était tout de même divertissant!

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