Ben is not a people person

  « Bearwood* » nous semblait le camping de rêve lorsque nous le regardions sur Internet. Au abord du lac Kluane, au cœur du Yukon sauvage, avec malgré tout l’électricité pour nous éclairer et faire fonctionner notre petit frigo, Internet pour chercher des sentiers de randonnée, en plus d’une buanderie et des douches chaudes à notre disposition. Le site web présente même des photos des propriétaires; deux sexagénaires sur un quatre roues au milieu de la forêt, sourires aux lèvres. Qui plus est, le camping est très bien côté sur TripAdvisor. Que pouvions-nous demander de plus? Nous réservons donc un emplacement pour cinq nuits, heureux de notre trouvaille.

  L’Alaska highway étant une route éprouvante, il nous faut un peu plus de temps que prévu pour parcourir les kilomètres nécessaires pour atteindre le site idyllique, mais comme il fait clair jusqu’à minuit au Yukon à cette période de l’année et que nous avons déjà réservé notre site, nous arrivons vers 22:00 sans anticiper de problème.

  Sur place, une affiche nous indique de nous enregistrer à l’accueil, or il n’y a personne. Nous faisons donc le tour du bâtiment qui est annexé à une maisonnette. Par la fenêtre, nous apercevons un homme qui écoute la télévision. Après quelques minutes à nous voir tourner en rond, il se lève et il vient enfin ouvrir la porte. Nous nous présentons avec bonne humeur en lui demandant quel est notre terrain pour la durée de notre séjour. L’homme un peu bourru se présente comme Ben*, le propriétaire du camping. Il prend soin de nous préciser qu’il a vendu notre place pour la nuit comme nous sommes arrivés tardivement. Il nous attribue donc un autre site et nous y accompagne avec le moins d’entrain possible.

  Notre voisin de campement a branché sa glacière dans notre entrée électrique. Ben constate immédiatement l’infraction et retire brusquement le cordon électrique de la prise en le jetant au sol. Je lui indique que ce serait bien d’aviser les gens que leur glacière est débranchée afin qu’ils ne perdent pas leur nourriture. Ben rejette catégoriquement cette idée, prétextant qu’ils n’avaient qu’à ne pas se brancher à cette endroit, que ce n’est pas permis. Il nous informe qu’il retourne chez lui et que nous devrons passer à l’accueil demain matin pour faire le paiement auprès de sa femme. Au même moment, le voisin sort de sa roulotte. Je lui explique que c’est le propriétaire du camping qui a débranché sa glacière. Il me fait signe que ça va et il ne semble pas surpris de la chose. Visiblement, il connaissait mieux Ben que nous.

  Le lendemain, nous nous rendons à l’accueil pour acquitter les frais de notre séjour et demander le code d’accès Wi-Fi du camping. Les propriétaires nous expliquent qu’Internet n’est accessible que du balcon de leur maison. Serge s’y rend et essaie de se brancher sur le web. Il constate rapidement que les CD que nous mettions dans nos ordinateurs en 98 nous donnaient un accès plus rapide à Internet que leur modem. Tant pis, nous demanderons des précisions sur les sentiers au centre d’information du parc. En attendant, il serait bien de faire une ou deux brassées de lavage de toute façon.

  Serge retourne donc voir les proprios pour leur demander si les laveuses fonctionnent avec des dollars ou des vingt-cinq cents. Mal à l’aise, l’épouse de Ben nous précise que la buanderie du camping n’est plus accessible à tous les campeurs, mais qu’elle est maintenant réservée à leur usage personnel ainsi qu’aux vacanciers qui louent un chalet sur le site. Quelque peu agacée de cette réponse, je me rends aux lavabos extérieurs du camping pour laver quelques morceaux à la main. Une affiche indique en caractère gras qu’il est interdit de laver nos vêtements à cet endroit. Irritée par la situation, je retourne à la roulotte frotter notre linge dans notre minuscule lavabo de moins d’un pied cube. Je suspends nos vêtements sur une corde entre deux arbres et nous partons faire un sentier en forêt, question de retrouver notre bonne humeur.

  À notre retour en fin de journée, notre linge est empilé sur notre table de pique-nique. Encore humides, nos vêtements sont dans un tas, mêlés dans la corde et les épingles à linge qui les tenaient. Je me sens comme petit ours qui se rend compte que quelqu’un a mangé dans son bol de gruau sauf que pour ma part, quelqu’un s’est permis de décrocher mes bobettes et de les sacrer en tas avec le reste de mon linge! Tout est froissé et une odeur désagréable d’humidité a commencé à s’installer dans les fibres. Je ne suis pas de très bonne humeur quand notre nouveau voisin nous souligne qu’il est écrit sur la feuille des règlements qu’il est interdit d’étendre son linge en utilisant les arbres du camping. Je lui demande de quelle feuille il parle. Il agite un papier vert entre ses mains. Alors que je prends connaissance de la liste de règlements du camping remise par le voisin, Ben arrive sur son quatre roues orné de deux pantoufles de type toutous en forme de loups. Le véhicule tout terrain est aussi décoré d’un carton indiquant «bear patrol».

  Le patrouilleur officiel du camping débarque avec l’air bête auquel il nous a habitué en nous disant que nous n’avons pas respecté les règlements. Je me retourne et je lui dis que nous n’étions pas au courant. D’un ton condescendant, il répond qu’il faudrait lire les règlements qu’on nous remet en me pointant le tas de linge. Je constate que le champion a pris soin de fourrer une de ses feuilles vertes au milieu du linge mouillé quand il a décroché mes bobettes! Je suis sur le bord de péter une coche, mais je respire en lui disant qu’il ne nous a pas remis la fameuse feuille à notre arrivée. Avec plus d’arrogance qu’un adolescent frustré contre ses parents, il nous demande si nous avons vu de beaux paysages aujourd’hui lors de notre randonnée. Candidement, nous lui répondons que oui, ne comprenant pas trop ce que cette question vient faire au milieu de la conversation. Ben nous lance alors que les touristes qui viennent à son camping veulent aussi voir de beaux paysages et non des vêtements qui sèchent. Il ajoute un petit : « It’s common sens ! ». Ça y est, je suis en joualvert; ça va faire ! Je lui dis qu’il avait juste à nous aviser avant, que nos vêtements sont encore mouillés et que nous les ferons sécher en les suspendant sur une corde entre notre roulotte et notre voiture, un point c’est tout ! Ben quitte sur son « bear patrol » alors que je suspends notre linge de nouveau. Le voisin qui a été témoin de la scène, et qui visiblement ne semble pas impressionné par l’entregent de Ben, souligne que l’homme n’est pas « a people person », affirmation à laquelle nous acquiesçons.

  Pendant la soirée, un mal de ventre me prend. Nous mangeons beaucoup de lentilles depuis que Véro voyage avec nous comme elle est végétarienne et mon intestin semble un peu déstabilisé par la chose. Je me dirige donc aux toilettes du camping. En chemin, je croise Ben. La tension est toujours palpable entre nous suite à notre argumentation, mais je poursuis ma route. En entrant aux toilettes, une affiche indique qu’une cabine est hors d’usage. Je prends donc place dans celle qui est disponible. Je fais ce qui dois être fait pour me libérer de ces fichus ballonnements, mais en tirant la chasse de la cuvette, son contenu remonte au point d’en déborder… Oups !

  En sortant de la bâtisse, je croise Ben de nouveau. Cette fois, il parle avec un autre homme en pointant les toilettes et ce qui semble être le couvercle de la fosse sceptique. Je lui mentionne l’incident qui vient de se produire en me disant qu’il va croire que j’ai fait exprès de bloquer la seconde toilette. Il me répond sèchement qu’il semble y avoir un problème majeur avec sa tuyauterie. Je n’insiste pas pour poursuivre la conversation et je retrouve à notre terrain de camping.

  Environ une heure plus tard, un camion citerne arrive au camping et pompe le contenu de la fosse sceptique. En plus de faire un vacarme immense à 22:00, l’opération dégage une odeur de merde insupportable! Tous les vacanciers chialent et entrent en vitesse dans leur roulotte en fermant portes et fenêtres. L’odeur lève littéralement le cœur à 500 mètres de la fausse sceptique. Par la fenêtre de notre roulotte, nous voyons Ben penché au-dessus du tuyau qui pompe le tout dans la citerne. Je me retiens parce que l’odeur est beaucoup trop écœurante, mais l’envie est forte d’aller lui taper sur l’épaule et de lui souligner qu’ « it’s common sens » que les touristes qui viennent à son camping n’ont pas envie de sentir une telle odeur de marde!

  Suite à notre séjour à « Bearwood », j’en conclus que contrairement à ce que laisse croire la photo sur son site Internet, Ben « is not a people person » et j’ai le petit plaisir coupable de vous avouer que je trouve que la vie lui rend plutôt bien selon moi !

*Noms fictifs (seul les noms ont été changés).

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